MIGRAFISC

« Infrastructure migratoire et mobilités privilégiées dans les paradis fiscaux »

Appel à projets Inter-MSH 2023
Projet porté par Thomas PFIRSCH, Maître de conférences HDR

Ce projet étudie les nouvelles relations entre mobilités transnationales et optimisation fiscale, en analysant leurs effets spatiaux dans les « paradis fiscaux ». Loin d’être de simples centres financiers internationaux, ces territoires développent aussi une « infrastructure migratoire » pour attirer les riches étrangers, notamment à travers des programmes immobiliers et de citizenship per investment. Le projet étudie cette infrastructure migratoire pour migrants privilégiés par une comparaison entre 4 terrains (Belgique, Malte, Emirats Arabes Unis, Maurice), et par des enquêtes ethnographiques menées à la fois auprès des intermédiaires de la migration et des migrants privilégiés eux-mêmes, afin d’étudier leurs styles de vie et leurs mobilités. Le projet contribue à la mise en réseau des MSH de Poitiers et de Lille et renforce, du fait de son volet quantitatif et cartographique, les liens entre leurs Plateformes Universitaires de Données. Interdisciplinaire (géographie, sociologie, sciences politiques) et international du fait à la fois de l’équipe qui le porte et des terrains et méthodes envisagés, il analyse les types émergents de migrations privilégiées liées aux techniques d’optimisation financière dans la mondialisation.

Le projet regroupe 10 chercheur.e.s, 5 hommes et 5 femmes, spécialistes des terrains envisagés et des migrations privilégiées, issu.e.s de trois disciplines (géographie, sociologie, sciences politiques), et de laboratoires de trois pays (France, Suisse, Belgique).

Membres permanents de l’équipe du projet – périmètre MSH Lille :

Thomas PFIRSCH, géographe, MCF HDR à l’Université Polytechnique Hauts de France (UPHF), laboratoire LARSH. Spécialiste des mobilités des groupes privilégiés, Il co-coordonnera le projet et interviendra sur les terrains belges, maltais et mauricien, autour des modes d’habiter des exilés fiscaux et des programmes immobiliers développés pour eux (Programmes PDS-smartcity mauricien et MIIP maltais).

Membres permanents de l’équipe du projet – périmètre MSH Poitiers :

Brenda LE BIGOT , géographe– MCF – UMR MIGRINTER – Université de Poitiers – À la suite de ses travaux sur les spatialités privilégiées, elle co-coordonnera le projet et contribuera au questionnement théorique et méthodologique sur la dimension spatiale des migrations privilégiées.

Membres permanents de l’équipe du projet – périmètre national :

Nathalie BERNARDIE-TAHIR, géographe, PR à l’Université de Limoges, UMR Géolab (6042). Ayant développé des recherches sur Malte, elle interviendra sur le terrain maltais, et de manière secondaire à Maurice, autour des problématiques sociales et environnementales liées aux infrastructures migratoires.

Théotime CHABRE, politiste, doctorant au laboratoire Mesopolhis (Aix Marseille Université). Dans la suite de sa thèse sur les politiques d’attractivité de migrants privilégiés vers Chypre, il apportera son expérience de ce territoire et contribuera aux terrains maltais et émiratis.

Margot DELON, sociologue, CR CNRS au Centre nantais de sociologie (UMR 6025) de Nantes-Université. Dans le prolongement de terrains sur la transnationalisation du capital immobilier en Italie, elle interviendra principalement sur le terrain de Malte.

Hadrien DUBUCS, géographe, MCF à Sorbonne Université, laboratoire Médiations. Il travaille sur les migrations privilégiées en France et aux EAU, il a dirigé le département de géographie de la Sorbonne Abu Dhabi (2016-2021). Lucas PUYGRENIER, politiste, doctorant au Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po. En continuité avec son doctorat sur différents types de migrations à Malte, il contribuera au terrain maltais

Membres permanents de l’équipe du projet – périmètre européen :

Charlotte CASIER, géographe, Aspirante F.R.S-FNRS à l’Université libre de Bruxelles. Dans le prolongement de ses recherches sur l’immigration qualifiée à Bruxelles, elle interviendra principalement sur le terrain belge.

Sébastien CHAUVIN , sociologue, – Professeur associé – Centre en études Genre (CEG) et Observatoire des élites suisses (OBELIS) – Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne – Sociologie des élites.

Claire COSQUER, sociologue, chercheuse senior (postdoctorante) du Fonds National Suisse - Centre en études Genre (CEG) et Observatoire des élites suisses (OBELIS) – Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne – Sociologie des élites – co-responsable du terrain EAU où elle a effectué ses recherches de thèses sur les expatriés.

Description du projet

Problématique, caractère inédit et novateur du projet, changement d'échelle

Depuis la crise financière de la fin des années 2000, l’exil et l’évasion fiscale sont au cœur des débats publics en Europe et en Amérique du Nord. A l’heure où les dettes des Etats et les inégalités de patrimoine explosent (Piketty, 2013), les différentes leaks ont fait scandale en révélant l’ampleur de la « richesse cachée des nations » (Zucman, 2013) dans les territoires qualifiés de paradis fiscaux. La recherche académique s’est penchée sur ces zones grises de la mondialisation qui se sont multipliées ces 50 dernières années. Les travaux récents sur le sujet émanent surtout d’économistes et portent sur la circulation des capitaux et leur impact financier sur les pays de départ. Rares sont les études qui analysent les mobilités des personnes et les modes d'habiter transnationaux associés à ces flux financiers, et leurs effets territoriaux dans les pays de destination. Si l’évasion fiscale est aujourd’hui mieux connue,  les  exilés  fiscaux  restent  sous-étudiés.  De  manière  générale,  l’étude  des  relations  entre  fiscalité et migrations internationales reste limitée (Kleven et al, 2019), alors qu’elle s’avère cruciale pour comprendre l’inégalisation croissante des régimes de mobilité à travers le monde (Cresswell, 2010).

Le projet propose de saisir les relations entre mobilités transnationales et optimisation fiscale par une entrée spatiale, en étudiant leurs effets dans les paradis fiscaux. Le terme de « paradis fiscaux » désigne les États dans lesquels la législation fiscale pour les résidents étrangers, particuliers ou entreprises, est exploitée afin de leur permettre de se soustraire aux obligations fiscales de leurs États d’origine (Chavagneux et Palan, 2017). Quatre « paradis fiscaux » seront étudiés dans le projet : Malte et la Belgique, au sein de l’Union européenne, les Emirats- Arabes-Unis et Maurice à l’extérieur de l’Union.

Depuis la crise financière, se sont multipliés dans ces territoires des produits immobiliers spécifiques pour les investisseurs étrangers, associés à des programmes d’accès au statut de résident fiscal en échange d’investissements locaux (residence and citizenship by investment programs, Dzankic, 2019) et à une véritable « infrastructure migratoire » visant à attirer les étrangers aisés (Koh et Wissink, 2018). Ainsi, pour mieux appréhender l’exil fiscal, difficile à mesurer par les statistiques publiques, le projet propose une entrée par l’infrastructure migratoire qu’il produit. Le concept d’« infrastructure migratoire » formalisé par Biao Xiang et Johan Lindquist en 2014 a en effet renouvelé les approches transnationales (Düvell et Preis, 2022), en proposant une notion englobante désignant l’ensemble des dispositifs qui rendent possible et facilitent un flux migratoire, qu’ils soient politico-institutionnels (notamment par les politiques de visa), commerciaux (intermédiaires professionnels de la migration), technologiques (systèmes de transport) ou sociaux (réseaux familiaux et interpersonnels des migrants). Développé au sujet des migrations de travailleurs faiblement qualifiés, le concept a été peu appliqué aux migrants privilégiés, pour lesquels la littérature a postulé une capacité à se jouer des frontières. Contre l’image d’individus isolés et souverains qui, échappant aux bureaucraties et au carcan de l’État-nation, « voteraient avec leurs pieds » (Sassen, 1996 : 41) en choisissant leur pays d’élection, notre projet étudie l’importance des dispositifs collectifs étatiques et privés qui produisent ces migrations privilégiées.

Le projet se situe également dans une perspective de justice spatiale, cherchant à déconstruire les discours qui légitiment les inégalités migratoires contemporaines. L’entrée par l’espace permet de critiquer la thèse de la « migration d’investissement » souvent avancée pour justifier la mise en place des politiques d’attractivité des migrants riches (Hines, 2010). Cette thèse ignore les coûts sociaux et environnementaux de l’exil fiscal, qui apparaissent lorsqu’on observe la fragmentation socio-spatiale et l’étalement urbain qu’il génère dans les paradis fiscaux. Les discours produits par les migrants privilégiés et par les sites professionnels pour justifier l’exil fiscal (au nom de la « liberté de mouvement » ou de « l’investissement ») - sont également intéressants dans une perspective comparative avec les rhétoriques légitimant au contraire la fermeture des frontières et participant à la construction politique de migrants indésirables.

Positionnement du projet par rapport à l’état de l’art

Les rares travaux existant sur l’infrastructure des migrations privilégiées ont pour l’heure surtout abordé les deux premières dimensions identifiées par Xiang et Lindquist : les mécanismes politico-institutionnels d’une part, avec le champ d’études sur la vente de la citoyenneté et la migration d’investissement (Aronczyk, 2013; Bauböck, 2018; Dzankic, 2019), et les intermédiaires commerciaux de la migration aisée d’autre part (wealth managers, avocats fiscalistes, sociétés de relocation; voir Harrington, 2016 ; Koh et Wissink, 2018). Le projet viendra prolonger ces deux courants de recherche, en étudiant les acteurs publics et privés facilitant la migration dans les paradis fiscaux. L’objectif est, en croisant les terrains, d’étudier l’éventuelle émergence de modèles globaux de politiques d’attractivité de migrants aisés.

Mais le projet analysera également un aspect très peu étudié par le courant de recherches sur l’infrastructure migratoire : sa dimension matérielle et territoriale. Une innovation du projet est d’analyser l’exil fiscal dans la perspective des pays de destination, et pas seulement de départ. Nous analyserons comment celui-ci transforme les territoires d’accueil, en nous intéressant notamment aux produits immobiliers spécifiquement destinés aux riches étrangers. En effet, si de nombreux travaux se sont concentrés sur les citizenship by investment programs, les formes urbaines que ces programmes produisent restent mal connues. Ils génèrent pourtant des espaces inédits, puisque ces politiques d’acquisition de la résidence en échange d’un investissement immobilier sont conçus pour « fixer » (Harvey, 1989) de manière temporaire le capital comme les résidents. Nous mènerons une analyse cartographique et paysagère de ces programmes dans les différents terrains du projet. Outre le secteur résidentiel, nous étudierons les autres équipements développés pour attirer les migrants privilégiés: espaces de coworking pour riches télétravailleurs, écoles internationales, services de santé, qui bouleversent les paysages de ces espaces.

Le dernier axe du projet confrontera cette infrastructure migratoire aux styles de vie et discours des exilés fiscaux eux-mêmes, par des enquêtes ethnographiques. Les travaux portant directement sur ces derniers restent en effet très rares, du fait des stratégies de discrétion qui caractérisent ce milieu (Harrington, 2016). Nous comptons lever ces barrières en entrant par l’immobilier, et en enquêtant sur des territoires que les membres de l’équipe connaissent bien et où ils-elles disposent « d’alliés ». Les travaux se sont multipliés ces dernières années sur les nouveaux modes d’habiter mobiles des élites (Cousin et Chauvin, 2021), mais peu d’entre eux ont étudié la place des stratégies d’optimisation fiscale au sein de ces circulations. Les paradis fiscaux sont des terrains particulièrement pertinents pour reposer la question de l’émergence d’une « classe capitaliste transnationale » (Sklair, 2001).

Considérant que les migrations internationales relèvent toujours d’un agencement de facteurs complexes (Massey et al., 1993), cette enquête ethnographique visera également à déconstruire la catégorie « d’exilés fiscaux » - à savoir les personnes ayant explicitement migré pour des raisons fiscales. Plutôt que la catégorie d’exil fiscal, nous utiliserons la catégorie de « migrations privilégiées » pour désigner les installations plus ou moins durables dans les paradis fiscaux de personnes « privilégiées par la classe, la race ou la citoyenneté » (Kunz, 2016). Le projet se situe en effet dans le récent courant de recherches sur les migrations privilégiées (Cosquer et al, 2021). Ce dernier a montré la pertinence des approches intersectionnelles pour comprendre les mécanismes de domination en contexte migratoire. Il a montré aussi les phénomènes de « moyennisation » des migrations dites élitaires. Nous faisons l’hypothèse qu’avec le retour de la rente dans les sociétés développées et les possibilités de télétravail permises par les nouvelles technologies, les migrations dans les paradis fiscaux ne sont plus limitées à une élite de super-rich (Hay, 2013). Elles concernent de larges fractions des classes supérieures, celles dont les revenus principaux dépendent de rentes ou d’activités indépendantes, et pour lesquelles la migration est associée à des techniques de gestion patrimoniale transnationales (retraités aisés, digital nomads qualifiés, multipropriétaires immobiliers).

Objectifs et/ou attendus

Le projet associe des objectifs scientifiques et une visée de dissémination dans la société civile. Sur le plan scientifique, il y a trois attendus principaux :

  • Visibiliser l’infrastructure migratoire de l’exil fiscal par le recensement et la cartographie des acteurs, lieux et institutions facilitant l’installation dans les paradis fiscaux. Il s’agit de montrer que loin d’être spontanées les migrations d’optimisation fiscales sont encouragées par des politiques publiques d’attractivité et le développement d’une infrastructure territoriale.
  • Critiquer la théorie de la migration d’investissement (Hines, 2010) mobilisée pour justifier ces politiques d’attractivité dans les paradis fiscaux, en montrant leurs coûts sociaux et environnementaux : étalement urbain, pression sur les ressources naturelles, déséquilibres du marché immobilier local, fragmentations socio-spatiales ...
  • Réinterroger la théorie de la classe capitaliste transnationale (Sklair, 2001), par une approche intersectionnelle attentive aux inégalités de genre, race et citoyenneté en matière de privilège migratoire.

Outre ces objectifs scientifiques, le projet vise à informer la société civile sur l’inégalisation des régimes migratoires dans la mondialisation. A l’heure où les frontières se ferment au sein du Global North pour les migrants des Suds, un nombre important de migrant.e. privilégié.e.s peuvent « circuler sans entrave » (Cosquer et al., 2021), du fait de leur aisance financière et des dispositifs juridiques de mobilité dérogatoires. Pour mettre en valeur ces inégalités migratoires entre migrants « désirables » et « indésirables » (Agier, 2008), il est envisagé de :

  • Créer d’un blog-outil (sous forme d’un carnet hypothèses) à destination des chercheurs et de la société civile, visibilisant les dispositifs privés et publics et l’infrastructure d’accueil pour accueillir les migrants aisés dans les paradis fiscaux.
  • Publier un article sur l’infrastructure migratoire pour exilés fiscaux à Malte dans la revue de vulgarisation de la délégation Centre-Limousin-Poitou-Charente du CNRS Microscoop.
  • Organiser une conférence « grand public » à Lille, dans le cadre du programme de médiation scientifique de la Meshs

Terrains d’études et/ou domaines d’application

Le projet envisage quatre terrains : la Belgique, Malte, Les Emirats-Arabes Unis et Maurice.

Les deux premiers ont l’intérêt de se situer dans l’Union Européenne. Si cette dernière ne reconnaît pas officiellement de paradis fiscaux en son sein, de nombreux territoires à l’intérieur de l’Union figurent régulièrement dans les leaks financières. Malte et la Belgique constituent deux exemples très différents par les infrastructures migratoires mises en place pour l’exil fiscal. Malte a lancé en 2013 un programme de Citizenship by Investment (IIP-« Individual Investor Program ») qui a eu de puissants effets territoriaux. En Belgique, de tels programmes n’existent pas mais le pays constitue la deuxième destination des exilés fiscaux français en raison notamment de sa non- imposition des plus-values sur actions et l’absence d’impôt sur la fortune (Sieraczek-Laporte, 2013). Ces deux terrains permettront de mettre en regard des espaces où les effets territoriaux de l’exil fiscal sont puissants mais peu visibles, comme à la frontière franco-belge, et d’autres où ils marquent fortement les paysages, comme à Malte. Ces deux terrains européens seront « croisés » - plus que comparés de manière standardisée- avec deux terrains plus lointains : les Emirats et Maurice. Ces deux Etats sont en effet des centres financiers offshore récents, qui ont développé des politiques très ambitieuses d’attractivité des migrants aisés en général – et des expatriés fiscaux en particulier – notamment à travers des programmes d’accès au permis de résidence via les investissements immobiliers. Il s’agit donc de terrains particulièrement adaptés à l’étude des coûts environnementaux de l’exil fiscal dans les pays d’arrivée. A Maurice par exemple, le programme IRS (Integrated Resorts Scheme), a été lancé en 2006 et consistait en de vastes projets de villas de luxe réservées aux étrangers et offrant la résidence fiscale en échange d’un achat de plus de 375000 dollars US (Jauze, 2009). Le programme se prolonge aujourd’hui en changeant de nom et de forme (Programme PDS, programme Smart City) et gagne en ampleur, provoquant un étalement urbain sans précédent dans ce petit Etat insulaire déjà très densément peuplé…

Le croisement de ces différents terrains permettra d’ouvrir des discussions scientifiques sur des territoires qui ont tous en commun d’être considérés comme des paradis fiscaux, mais sont assez différents par la taille (petits États continentaux et micro-États insulaires), l’ancienneté et les politiques publiques (les EAU, Maurice et Malte, ont des programmes de residence by investment centrés sur l’immobilier, pas la Belgique), afin d’identifier des types différents d’infrastructure migratoire au sein des paradis fiscaux, et les profils et styles de vie d’exilés fiscaux qui leur sont associés.